- GRÉGOIRE PALAMAS
- GRÉGOIRE PALAMASTard et mal connue par l’Occident, la pensée palamite y fit scandale: ridicula dogmata , disait au XVIIe siècle le grand érudit jésuite Denis Petau qui accusait Palamas de diviser Dieu et de loger l’âme dans le nombril. L’Église orthodoxe, pourtant, avait canonisé Palamas presque au lendemain de sa mort et reconnu dans sa doctrine une expression majeure de la Tradition. Il faut attendre les grands échanges de notre époque pour qu’une pléiade de savants orthodoxes, souvent établis en Occident, écarte définitivement les préjugés et montre dans la synthèse palamite un des très rares approfondissements de la pensée chrétienne depuis la période patristique.Le défenseur de l’hésychasmeAu tournant des XIIIe et XIVe siècles, l’Église d’Orient connaît un renouveau spirituel auquel la culture byzantine, vigoureuse malgré l’effondrement politique de l’Empire, permet une prise de conscience intellectuelle. La tradition mystique des «silencieux» (hésychastes, de 兀靖羽﨑晴見, état de quiétude), animée par l’invocation méthodique du nom de Jésus, s’actualise au Mont-Athos, gagne de larges milieux laïcs et s’élargit en réforme intérieure de l’Église: la vie sacramentelle retrouve sa puissance de communion et d’initiation; les mouvements marginaux de paupérisme évangélique (tels les «zélotes» de Thessalonique) sont assumés et purifiés par l’Église.Grégoire Palamas est saisi par cet élan rénovateur avant de devenir son porte-parole. Né à Constantinople dans une famille noble, il maîtrise, grâce à de fortes études, les philosophies de l’Antiquité, mais, en 1316, il renonce à une carrière politique pour devenir moine. Pendant vingt-cinq ans, à l’Athos surtout, il s’imprègne de la Bible et des Pères, reçoit l’initiation à la «prière pure» et devient à son tour un maître.C’est alors que des humanistes, qui marient le rationalisme à un spiritualisme désincarné, mettent radicalement en cause l’hésychasme. Ils ridiculisent les aspects corporels de la «méthode» et nient la possibilité d’une participation réelle à la lumière divine. En 1340, à la demande des moines de l’Athos, Palamas entreprend d’expliciter les fondements théologiques et ecclésiaux de l’expérience spirituelle. La guerre civile, qui sévit de 1341 à 1347 entre Paléologues et Cantacuzènes, donne à la controverse religieuse une portée politique. Palamas est accusé d’hérésie, emprisonné. Après sa libération en 1347, plusieurs conciles, réunis à Constantinople, approuvent sa doctrine et l’intègrent solennellement dans la règle de foi de l’orthodoxie (Tome synodal de 1351). Sacré archevêque de Thessalonique, sa hardiesse sociale facilite la réinsertion dans l’Église des révolutionnaires «zélotes». Captif des Turcs pendant un an, il noue avec les docteurs de l’Isl m – dont il salue le caractère «abrahamique» – un dialogue en profondeur. Il meurt à Thessalonique après avoir assuré la victoire définitive du mouvement hésychaste, véritable «Père de l’Église» en plein XIVe siècle.Une théologie de la déificationLa pensée de Palamas n’est pas un système conceptuel mais une «théologie des réalités», l’expression modeste, nécessairement antinomique, d’une expérience du mystère qui met en cause l’homme total pour le «déifier» tout entier. «Toute parole peut être contestée par une autre, mais quelle est la parole qui peut contester la vie?» (Défense des saints hésychastes ). Cette vie, qui est l’incorporation réelle de l’homme au Ressuscité, Palamas la définit simultanément comme existence dans l’Église et comme existence dans l’Esprit. Car l’Église, dans sa profondeur sacramentelle, n’est rien d’autre que le «corps pneumatique» du Christ, «flambeau de verre» à travers lequel resplendit la gloire de la Trinité. Le baptême et l’eucharistie greffent l’existence corporelle de l’homme, «l’abîme du cœur», à la chair déifiée et déifiante du Christ. Ainsi se trouve justifiée la méthode hésychaste, qui ramène la conscience non vers le nombril, mais vers le «cœur», «ce corps» ensemencé de lumière «au plus profond du corps». La rencontre personnelle du Dieu vivant permet à l’être entier de l’homme, réunifié à partir du cœur-esprit, de participer à la vie divine: «La grâce de l’Esprit donne au corps aussi l’expérience des choses divines.»Certes, ce Dieu au-delà de Dieu est l’abîme, le sans-fond radicalement inaccessible. Mais il se révèle abîme d’amour: «Lui qui transcende toutes choses, incompréhen- sible et indicible, consent à devenir participable... et invisiblement visible.» L’apophase n’est pas seulement une théologie négative, mais, par la crucifixion des concepts et la métamorphose des passions, l’ouverture au Suressentiel qui se révèle sur la Croix, au Dieu caché par le caractère incréé de la lumière même où il se dévoile.Ainsi Palamas, approfondissant la distinc- tion patristique de la «théologie» et de l’«économie», est amené à discerner en Dieu l’essence inaccessible et les énergies participables; car «tout entier il ne manifeste et ne se manifeste pas... tout entier il est participé et imparticipable» (De la participation à Dieu ). L’essence et les énergies sont en quelque sorte les deux modalités de l’Existence personnelle absolue qui se donne totalement en restant toujours autre, inobjectivable. Leur distinction prolonge la grande antinomie trinitaire, source de toute communion.Plus concrètement, l’énergie divine s’identifie à la lumière incréée qui rayonne du Christ transfiguré et que le saint, prophète de la Parousie, communique à l’univers entier: «L’homme véritable, lorsque la lumière lui sert de voie, est élevé sur les cimes éternelles [...], mais sans se séparer de la matière [...], amenant à Dieu, à travers lui, tout l’ensemble de la création» (Discours à Jean et Théodore ).Dès le XIVe siècle, le palamisme a montré sa fécondité culturelle en suscitant un humanisme transfiguré (la «renaissance» des Paléologues, la spiritualité pour les laïcs de Nicolas Cabasilas). Les conditions historiques où s’est trouvé l’Orient chrétien après la chute de Constantinople ont, par contre, occulté cette doctrine, réduite alors à son noyau mystique. C’est seulement avec la philosophie religieuse russe et la renaissance contemporaine de la théologie orthodoxe qu’on peut évoquer un néo-palamisme dont l’importance, comme expression d’une expérience et ferment de transfiguration, pourrait être grande, non seulement pour la rencontre œcuménique, mais pour répondre à cette exigence contemporaine que Bergman résume en faisant dire à un personnage du Septième Sceau : «Est-il dont tragiquement impossible de saisir Dieu par les sens?»
Encyclopédie Universelle. 2012.